Alors que le Football-Rugby fait ses premiers pas en France, un petit groupe amené par le Docteur Tissié tente de faire émerger une version nationale de ce jeu: la Barette.
Quel sport voulons nous ?
Napoléon III. 1870, dépêche, Sedan, désastre. Que s’est-il passé ? La dégénérescence de la race française est au cœur des preoccupations de la Troisième République naissante. On pointe du doigt le manque de rectitude et d’hygiène de la race. L’absence d’éducation physique des jeunes hommes, futurs appelés de la Revanche, devient soudainement un problème national. Nombreux sont ceux qui, outre la gymnastique déjà implantée, souhaitent importer en France les sports à la mode britannique. Evidemment, le Baron Pierre de Coubertin en est la figure la plus célèbre. Le Dr Philippe Tissié (1852-1935) en est une autre.
« L’objet essentiel du sport est de développer la santé, la beauté, la force, l’adresse de l’enfance et de l’adolescence scolaire et post-scolaire des deux sexes par une éducation physique rationnelle. » Philippe Tissié
Cet Ariégeois installé à Bordeaux, d’abord connu pour son intérêt pour la méthode suédoise de gymnastique, prend contact avec Paschal Grousset, un ancien communard qui a vécu en exil en Grande Bretagne pendant onze ans où il a pu apprécié de première main le développement du sport en Albion.
Les deux compères développent ensemble une idée moins aristocratique du sport que celle de Coubertin et de ses compagnons. Ils souhaitent imposer un sport de masse, – et si ce mot n’avait pas été totalement galvaudé – un sport populaire. Grousset affiche également avec Tissié une certaine résistance à la quête de la performance, qui exclut la plupart et dont les excès peuvent mettre en péril la santé des plus jeunes. « Plus vite, plus haut, plus fort » n’aurait sans doute pas été leur devise.
Le 14 octobre 1888, les deux hommes fondent la Ligue Nationale de l’Education Physique qui répond à la création un an plus tôt de l’Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques (USFSA) autour du Racing et du Stade français. Les deux organisations ne s’opposent pas que dans leur philosophie, mais également dans leur mode d’organisation. Quand l’Union mets en place des championnats uniques pour chaque sport – dont le modèle est toujours le notre aujourd’hui -, la Ligue s’organise autour « de grands concours entre les champions des écoles » qu’elle nomme Lendit, reprenant ainsi un mot oublié qui désignait de grandes fêtes d’inspiration religieuses du Moyen-Age.
Les relations entre les deux fédérations sont parfois un peu tendues. En 1890, un petit groupe de l’Union appellent les spectateurs qui assistent à l’un de ces Lendits « à conspuer la Ligue ».
Chauvinisme et anglomanie
Parmi les reproches qu’adressent ceux de la Ligue aux partisans de l’Union, un thème revient régulièrement: l’anglomanie supposée ou réelle des membres de l’Union (l’Entente Cordiale est encore loin).
Pour la Ligue, et Tissié en premier lieu, les sports anglais ne sont que des anciens jeux français sous de nouveaux noms. Adieu Cricket ou Rounders, et (re)bienvenue à la Thèque. Pourquoi parler de Hockey ou de Lawn-Tennis, lorsqu’on pourrait jouer au Gouret ou à la Paume de Jardin ? Et quel est donc ce Football (association ou rugby), si ce n’est ce jeu de ballon que l’on a appelé selon les temps et les régions: Soule, Choule, Mèle ou Barette (avec un seul r) ? Pour la Ligue, on ne jouera pas au Football, mais à la Barette, et tant pis si personne n’en connait les règles ou peut affirmer un lien de filiation entre les deux. La lutte contre l’influence étrangère ne s’arrête pas de tels détails.
« Ce n’est pas le football des Anglais qu’il faut jouer sur la terre de du Guesclin et de Jeanne d’Arc, c’est la barette française, la bonne vieille barette, que les Parisiens du quinzième siècle appelaient la Rabotte. » Philippe Tissié
Du reste, il ne s’agit pas que d’une querelle de terminologie. La ligue cherche également à préserver le commerce national. L’importation des tenues et équipements venus d’Angleterre est interdite. Pays de l’élégance oblige, le sport français doit avoir ses propres costumes. Le port d’une sorte de béret est notamment rendu obligatoire.
L’adaptation des jeux britanniques au caractère français est également l’un des principaux objectifs de la Ligue:
« Nos jeunes Français, sensibles, délicats quelque peu féminins dans le sens excellent du mot répugnent aux luttes brutales des anglo-saxons. Voilà pourquoi grâce à la courtoisie de la race française, le jeu de barrette n’a jamais provoqué le moindre accident, même au plus fort de la mêlée, dans l’entrainement et dans la surexcitation de l’attaque et de la défense. La barette est moins compliquée, tout aussi amusante, tout aussi salutaire et beaucoup moins brutale que le jeu de rugby ».
Peut-être la plus importante différence: le plaquage n’existe pas. Pour arrêter le joueur qui porte le ballon, il suffit de toucher le ballon (la barette) et de crier « touché ». Le jeu s’arrête alors et une mêlée (un cercle) se forme. La presse parle de football atténué. Les deux sports restent très proches néanmoins et les anciens joueurs de Barette s’adapteront facilement au rugby.
Peut-être parce qu’elle est apparaît moins violente, la Barette semble s’installer dans le milieu scolaire à la fin du XIXe siècle, principalement du coté de Paris (Ecole Monge, Lycée Janson de Sailly, Lycée de Vincennes, etc.) et dans l’Est (Reims, Charleville), mais aussi dans le Sud. Par exemple, le futur international Jules Cadenat qui découvre la Barette au Collège Henri IV de Béziers.
Un problème majeur apparaît pourtant. La Barette étant un jeu exclusivement pratiqué en France, aucun match international n’est possible. Ils sont d’ailleurs jugées « inutiles » et « indésirables » par la Ligue. C’est pourtant – au moins en partie – l’éclat de ces rencontres internationales qui explique que le rugby prend rapidement le dessus sur le jeu de la Ligue. La création du Championnat de France dès 1892 et l’action de propagande de l’Union enracinent encore plus le rugby et interdit tout réel développement de la Barette, à l’exception du Sud-Ouest et grâce à l’investissement personnel du Dr Tissié.
La Ligue Girondine
Tissié donne naissance le 19 décembre 1888 à la Ligue Girondine d’Education Physique, antenne régionale de la Ligue qu’il a fondée quelques semaines plus tôt avec Paschal Grousset. En mai 1890, le premier Lendit régional est organisé à Bordeaux.
D’abord limitée à la région bordelaise, la Ligue s’organise avec l’aide du recteur Couat sur l’ensemble de l’Académie Bordelaise. Chaque année, les plus grandes villes de la région organisent tour à tour le Lendit annuel de la Ligue. Près de 200 écoliers y prennent part regroupés dans une quinzaine établissement scolaires du secondaires. Dans la plupart des cas, se sont les premières sociétés sportives de la ville. Point d’Association Sportive ou d’Olympique ici, l’originalité est de rigueur dans les noms que se donnent les apprentis sportifs: les Epis de Bergerac, les Myosotis de la Réole, la Revanche de Libourne, les Boutons d’Or de Mont-de Marsan, etc.
La Ligue Girondine dépasse des frontières de l’Académie, des rencontres sont jouées à Toulouse ou Limoges. Un projet de fédération avec les académies de Poitiers et de Toulouse est même un temps avancé.
Si conformément à l’idée originale, plusieurs sports sont regroupés durant ces Lendits, c’est bien la barette qui constitue généralement le clou du spectacle. Quelques établissements commencent à se lancer des défis inter-scolaires en dehors des Lendits. Une pratique qui déborde même du champ scolaire. En 1887, d’anciens élèves bordelais fondent une société pour poursuivre leur passion de jeunesse sous le nom de Section Bordelaise.
En 1899, un premier championnat de barette est organisé entre trois équipes civiles de Bordeaux: les anciens élèves de l’Ecole Navale, le Club Athlétique Bordelais et la Section Bordelaise. En Aquitaine, la barette occupe encore la place que le rugby va bientôt lui ravir. Un match en 1902 à Tarbes contre la Section Bordelaise attire ainsi 3 000 personnes. Cette même année 1902, d’autres anciens étudiants, béarnais cette fois-ci, fondent leur propre association: la Section Paloise.
En réalité, en sortant du cadre scolaire et des Lendits, la Barette a renié le propos initial de la Ligue. Elle n’est plus qu’une simple version atténuée du rugby et a perdu de son intérêt.
Too little, too late
Peut-être conscient du danger, le Dr Tissié cherche à partir de 1901 à introduire le sport dans les écoles primaires afin de faire bénéficier « les enfants du Peuple » de la même éducation physique que les « fils de la Bourgeoisie », mais sans réussite.
Comme 10 ans plus tôt ailleurs en France, le Football-Rugby est sur le point de supplanter la Barette. Dans la capitale girondine, le Stade Bordelais fondé en 1889 et champion de France de Rugby en 1899 éclipse les anciens cercles de Barette. Dans sa vague, c’est toute l’aquitaine qui abandonne bientôt le jeu du Dr Tissié. Sans doute parmi les derniers croyants, la Section Paloise met un terme à ce chapitre de son histoire vers 1905.
Autre coup dur pour Tissié. En 1903, le ministère de l’Instruction Publique interdit les Lendits, rendant à peu près caduque sa Ligue Girondine. En 1907, le Dr Tissié créera sur ses décombres la Ligue Française de l’Education Physique dans laquelle il retrouvera ses amours de jeunesse pour la gymnastique suédoise. Cette association survivra jusqu’à nous sous le nom désormais de Fédération Française d’Education Physique et de Gymnastique Volontaire qui compte plus de 500 000 licenciés.
L’action multiple du Dr Tissié pour le sport français sera couronnée en 1921 par une Légion d’Honneur. Décédé en 1935, l’inventeur de la Barette aura l’occasion de voir son jeu mourir une seconde fois après avoir été brièvement réintroduit au début des années 20 comme une pratique exclusivement féminine.