Joseph Lehmann, le mécène des Sports Réunis de Colmar

Le 10 avril 1937, parait dans la presse alsacienne un entrefilet: « La direction des Sports Réunis de Colmar fait savoir qu’elle a déposé sa candidature auprès de la fédération pour son affiliation comme club à joueurs professionnels ». Ces quelques mots doivent tout à un seul homme: Joseph Lehmann.


Les Sports Réunis

Trente ans avant cette déclaration, la cité alsacienne avait fait connaissance avec le football suite à la fondation du FC Colmar en 1905. Le club doyen de la ville avait ensuite été rejoint en 1920 par les Sorts Réunis de Colmar (SRC). C’est ce dernier qui nous intéresse ici.

Quelques années après sa création, le club s’installe sur un terrain que les les membres des différentes sections de la société aménagent à la sueur de leurs fronts. Le 28 juin 1928, le Stade des Francs est inauguré par un derby entre les deux clubs de la ville. Le jour de son ouverture, personne, sans doute, imagine que 20 ans plus tard ce modeste terrain qui ne compte encore qu’une petite tribune accueillera les meilleures équipes françaises. Sauf peut-être le président des Sports Réunis : Joseph Lehmann.

En poste depuis 1927, cet industriel issu d’une vielle famille juive alsacienne possède des tanneries en ville. C’est un ancien footballeur lui-même. On le sait riche et on croit son club l’être également.

Le Stade des Francs à la fin des années 20

L’honneur d’un baptême de son vivant

Le président colmarien ne porte qu’un intérêt relatif aux règles de l’amateurisme et profite de sa fortune pour faire venir en Alsace des joueurs suisses, autrichiens ou allemands. Ce ne sont pas des joueurs professionnels, seulement des touristes de longue durée. Les progrès du club sont malgré tout assez lents et Colmar n’atteint la première division du football alsacien qu’au terme de la saison 1935-1936.

Lehmann en veut plus et décide dès 1937 le passage au professionnalisme des Sports Réunis en dépit de l’opposition d’une partie des membres de club. Il crée une société commerciale au capital de 100.000 francs, les couleurs traditionnelles oranges des SRC sont troquées au profit du vert et blanc. Finalement, le 30 mai 1937, la candidature de Colmar est retenue. Les Sports Réunis débuteront la saison 1937-1938 en deuxième division professionnelle.

Les modiques tribunes colmariennes

Le public répond modestement aux rêves du mécène alsacien. L’affluence moyenne au Parc des Francs est de 2.500 spectateurs pour cette première saison professionnelle avec un pic à un peu plus de 5.000 supporters pour la venue en voisin du FC Mulhouse. Pas de quoi suffire aux besoins d’une équipe professionnelle. Lehmann couvre les dépenses, il ne s’attendait probablement pas à ce que ce soit différent.

La ville et le club savent parfaitement qu’elle ne doivent de posséder une telle équipe qu’à cet inespéré financeur. En signe de gratitude, on offre de baptiser de son nom le stade des Sports Réunis. C’est chose faite le 21 août 1938 à l’occasion de la réception de Sochaux, champion de France en titre, devant 3 à 3.5000 spectateurs.

« Cette proposition m’a ému grandement et j’en ai été profondément touché et je tiens très simplement à dire à tous qui m’ont ainsi donné ce témoignage affectueux : merci » Joseph Lehmann

En signe de remerciement, il fait ériger une nouvelle tribune couverte de 4.000 places et fait installer l’éclairage. Le Stade Joseph Lehmann devient le premier terrain alsacien sur lequel on peut disputer des nocturnes, avant Mulhouse ou Strasbourg.

Joseph Lehmann (3e en partant de la gauche) entouré de son directeur sportif, de son secrétaire général et de l’entraîneur des SRC

Le Bon Père

La bonhomie, la générosité et la sympathie du bienfaiteur sont saluées de tous. A Colmar, on l’appelle le « Père Lehmann ». Un surnom bien mérité. Avec ses joueurs, il se montre volontiers paternaliste et les surveillent de près. Lehmann a peur que ses joueurs se perdent un peu trop dans des aventures extra-sportives. Il aime les envoyer à la campagne avant un match important, loin des charmes des Alsaciennes, là où « ils ne feront pas de blagues ». Une mise au vert comme on ne disait pas encore.*

Il les aide aussi quand le besoin s’en fait sentir, comme le milieu Wilhem Schaden dont il éponge les dettes de jeu. Sans quoi sa vie aurait pu tourner au pire.

Sa renommée dépasse les frontières régionales. En 1934, il est décoré Chevalier de la Légion d’Honneur au titre de « ses services les plus distingués à la cause de l’éducation physique ». Lehmann s’intéresse aussi à d’autres sports comme l’escrime dont il préside également la section des SRC et qu’il dote d’un challenge à son nom.

La relation de Lehmann et de son club est fusionnelle, omniprésente. Par exemple, en 1938, l’entraîneur de Colmar aura ces mots après avoir battu le RC Lens en Coupe de Fiance : « L’équipe est heureuse d’avoir gagné, surtout parce qu’elle a procuré une grande joie au président Joseph Lehmann, qui se voit ainsi récompensé des grands sacrifices qu’il a consenti« . Autre temps, autre mœurs, dirons nous…

L’Exil

Exilé, mais toujours passionné de chose ronde (1941)

En 1939, l’Alsace est évacuée d’une partie de sa population. Surtout le Bas-Rhin et Strasbourg. Colmar n’est pas touché par le mouvement, mais Joseph Lehmann, juif, quitte la région bientôt annexée. Il se replie à Sète, chez son ami Georges Bayrou qui lui offre fin 1940 la présidence d’honneur du FC Sète. On le retrouve aussi à Marseille, puis à Lyon, où il fait part à l’Auto de son envie de créer une équipe de grande valeur dans la capitale des Gaules.

Pour la première fois depuis 10 ans, les SR Colmar que l’on appelle désormais SpVgg Kolmar doivent faire sans lui. Ils maintiennent une bonne place dans ce football alsacien repeint d’une croix gammée, jouant les premiers rôles dans la Gailiga Elsass, seulement distancés par les anciens Racing ou FC Mulhouse ou par l’ex Red Star de Strasbourg qui porte désormais les maudites couleurs de la SS.

Une brève apothéose

Une fois le vert de gris passé de mode, Joseph Lehman retrouve sa ville et son club qu’il inscrit en Deuxième Division pour la reprise des championnats en 1945-1946. Pourtant, la fortune de Joseph Lehmann a souffert de la guerre et de l’occupation. Le club vit désormais en partie à crédit, et seule la bonne réputation de son président permet aux banques d’accorder les fonds nécessaires.

L’équipe qui amena les SRC en première division (1947-1948)

Après trois saisons en D2, le club accède en 1948 à l’élite du football français à une heure où les petites et moyennes villes y sont encore rares. Malgré un bilan plus qu’honorable où les victoires sont presque aussi nombreuses que les défaites, les affluences restent décevantes: un peu plus de 5.000 spectateurs par match. Seuls Cannes et Sète font moins bien. La venue de Strasbourg permet tout de même de battre tous les records du Stade des Francs avec 11.990 supporters

Le destin du club bascule pourtant le 15 mai 1949. Les joueurs du SRC sont à Montpellier pour le compte de l’avant dernière journée du championnats. S’ils l’emportent, ils seront mathématiquement maintenus. Joseph Lehmann a promis à ses footballeurs une prime en cas de victoire. Une nouvelle, la dernière.

Dans la journée, l’annonce de la mort de Joseph Lehmann victime d’une pneumonie se répand à Colmar. A plusieurs centaines de kilomètres de là, le club de Montpellier apprend la nouvelle aux joueurs alsaciens qui viennent de triompher 1-0. Le club est maintenu en première division. En réalité, il est déjà condamné.

Les obsèques du bienfaiteur ont lieu deux jours plus tard à Colmar. L’ensemble des Sports Réunis, joueurs professionnels en tête, suivent le cortège funéraire qui s’arrête par le stade qui avait dévoré toutes les passions de Joseph Lehmann. Deux semaines plus tard, les SRC disputent leur dernière rencontre de championnat face à Saint-Etienne au Stade des Francs dans une ambiance dont on peine à imaginer l’atmosphère.

Obsèques de Joseph Lehman. Les joueurs portent une couronne.

Ce match est la dernière rencontre professionnelle jouée par les Sports Réunis. Le débonnaire président emporte le professionnalisme avec lui. Ni son fils, Claude Lehmann, ni la municipalité, ni même la population ne vienne au secours du club. Sans aide extérieure, il n’est plus question à Colmar de joueurs professionnels et encore moins de Division Nationale. Le club est contraint de jeter l’éponge.

Une fusion avec le Racing de Strasbourg, avant dernier et en position de relégable, est actée, puis refusée par le Groupement des Clubs Autorisés (ancêtre de la Ligue de Football Professionnel). Le club disparaît, ses dettes avec. C’est sans doute plus simple comme ça. Et puis grâce à cet abandon, le Racing se maintient en Première Division, l’honneur du football alsacien est sauf.

Epilogue

Les décennies suivant le dècès de son ancien mécène seront pour Sports Réunis marquées par de multiples allers-retours entre championnats régionaux et nationaux ainsi que par la lutte pour la suprématie locale avec le FC Colmar. Une incroyable affaire d’escroquerie à la fin des années 60 fera également parler du club dans toute la France.

Dans les années 2000, l’espoir du retour d’un club professionnel renaîtra à Colmar. Présidé par le chef d’entreprise local Roland Hunsinger, les Sports Réunis accéderont en 2010 – dans une nouvelle enceinte ouverte en 2001, le Colmar Stadium – en National, l’antichambre du professionnalisme. En 2016, au terme de sa sixième saison à ce niveau, le club, qui visait pourtant la montée, sera relégués en CFA et déposera le bilan dans la foulée. Le club de Joseph Lehmann n’était plus.

 


*Guy Roux est né en 1938 à Colmar. Supporter des SRC dans son enfance, il était ramasseur de balle dans les années 40. Peut-être a t-il gardé de cette époque certaines méthodes de management qui le rendront célèbre bien plus tard ?

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