Histoire olympique: Avery Brundage contre le ski alpin

Avery Brundage a été le cinquième président du Comité International Olympique, Il a été à la tête du mouvement olympique pendant 20 ans, de 1952 à 1972. Surtout, il en a été le dernier président à s’opposer à la professionnalisation des sports olympiques et du ski alpin en particuliers.

Premières balles grenobloises

17 février 1968, Chamrousse. Jean-Claude Killy remporte sa troisième médaille d’or olympique durant les jeux de Grenoble. Après la descente et le slalom géant, il s’adjuge le slalom spécial. Trois victoires en trois courses, il est la grande vedette de ces jeux en France et dans le monde.

Les confettis de la victoire à peine retombés, retentit « l’Affaire Killy* ». Le grand champion français ne serait pas l’amateur désintéressé que certains se plaisaient à imaginer. L’exclusivité d’une série d’interview et de photos qu’il a donné à Paris Match, parait-il contre retribution, interroge la presse, le public et le monde du sport. L’achat d’une Porsche est également évoqué… Et puis, et puis, il y a le CIO dirigé par Brundage.

Depuis sa prise de pouvoir 15 ans auparavant, l’ancien decathlete et pentathlete américain est un adversaire déterminé de tout ce qui ressemblerait un tant soit peu à du professionnalisme. Le natif de Detroit conserve une vision rigoriste de l’amateurisme olympique, sans aucunes contreparties possibles, pas même une interview exclusive dans un magazine.

En réalité et comme beaucoup d’autres avant lui, c’est surtout le mélange des genres qui l’ennuie: l’amateurisme marron:

« Je respecte et estime les sportifs professionnels. Si j’avais un fils possédant suffisamment de talent pour être pro, dans un sport ou les professionnels son reconnus, je serais fier de lui. par contre, s’il était amateur et qu’il perçoive des dessous de table pour se produire dans son sport je ne le supporterais pas car ce serait un tricheur. Personne n’oblige un garçon à la compétition, mais à partir de l’instant où il prend l’engagement de respecter les règles du sport qu’il a choisi, il n’a pas le droit de trahir son engagement. » Avery Brundage

Killy et ses skis Rossignol. Une image qu’on a pas vue à Grenoble

L’Affaire Killy, c’est la définition même de l’amateurisme marron. Une pratique courante dans les autres sports, mais généralisée dans le petit monde du ski alpin à cette époque, notamment à cause de la concurrence entre marques de ski. Pour essayer de s’y opposer, à trois jours de l’ouverture des jeux grenoblois, Brundage avait décidé que les marques de ski des athlètes olympiques seraient masquées, effacées s’il le fallait. Une décision refusée en bloc par les sportifs olympiques présents en France, Killy en tête. Soutenus par leur fédération nationale, les skieurs alpins avaient obtenu de la Federation Internationale de Ski (FIS) dont ils dépendaient qu’elle se positionne contre la décision du CIO.

La FIS avait pourtant admis une concession à Brundage. Les champions des jeux de Grenoble n’avaient pu être photographiées leurs skis à la main à l’arrivée des courses. Pas de quoi freiner l’arrivée de l’argent dans le sport.

Guerre factice

Au lendemain de ces dixièmes Jeux olympiques d’Hiver et de l’Affaire Killy, le comité olympique lance une commission spéciale chargée d’enquêter sur la commercialisation du sport. De Théodule, il ne ressortira rien, mais Brundage continuera d’exprimer publiquement tout le mal qu’il pense du ski alpin qu’il compare désormais à un cirque:

« Je pense qu’on a considérablement exagéré l’importance de ce sport qui a tourné au cirque et dont les les participants ne font rien d’autres durant six ou huit mois. Est-ce du Sport ou du business ? Certes, descendre une montagne est un sport, mais pas un sport majeur « 

Il souhaite même retirer leurs médailles aux skieurs titrés à Grenoble ! « Certains concurrents ont admis ne pas s’être conformés aux règles olympiques et dans ces conditions le CIO compte reprendre leurs médailles aux skieurs »

Charte Olympique (1967)

Les attaques de Brundage n’atteignent guère les dirigeants du ski mondial qui préfèrent travailler de leur côté sur une nouvelle définition du statut de l’athlète qui intégrerait une notion de « compensation financière » et l’utilisation à des fins publicitaires du nom des sportifs. Certes, ce n’est pas encore tout à fait du professionnalisme, mais ce n’est plus non plus de l’amateurisme tel qu’il est défini par la Charte Olympique qui n’accepte que ceux qui « pratiquent le sport comme une activité annexe, sans en tirer aucun profit matériel quel qu’il soit et qui ne reçoivent ou n’ont jamais reçu de rémunération pour leur participation ».

Avery Brundage ne peut pas s’opposer à ce changement, il ne serait pas suivi par les autres membres du mouvement olympique. Les nouvelles règles de la FIS sont entérinées par le CIO. S’ouvre alors une drôle d’échange de balles à blanc où les deux combattants se renvoient des menaces à vide, dont chacun sait qu’elles ne seront pas suivies d’effet.

Ouverture de la partie. Fin 1970, Brundage jette en pâture la liste de 10 noms (dont 3 Français) trop ouvertement coupable de professionnalisme et à qui il souhaite interdire de se rendre aux prochains jeux prévus en 1972 à Sapporo, au Japon. Ce à quoi le ski alpin répond par une menace de boycott qui pourrait être suivie par les autres disciplines de la FIS (ski de fond, saut à ski…). En retour, le président du CIO évoque alors la suppression les jeux d’hiver qui « ne méritent plus d’être organisée » et rappelle que le Baron Pierre de Coubertin en était un adversaire, etc.

Ces désolants échanges, entrecoupée de réconciliations, continuent jusqu’à l’ouverture des Jeux le 3 février 1972. Bien sûr avec la participation du ski alpin et des 10 athlètes que Brundage ne souhaitait pas voir au Japon L’américain est un vieil homme (85 ans), d’un temps et d’idées anciennes et qui sera bientôt remplacé. Il défendra pourtant jusqu’au bout sa conception de l’amateurisme et tirera sa révérence sur un dernier coup de force.

Avery Brundage, durant une réunion du CIO

Karl Schranz, héros malgré lui

Oublié chez nous, le skieur autrichien Karl Schranz est un mythe dans son pays. Sa légende ne tient pas pourtant à ses nombreux titres sportifs. En 1972, il est triple champion du monde de ski alpin et vainqueur à deux reprises du classement général de la Coupe du Monde. Assurément l’un des meilleures skieurs de sa génération, il lui manque pourtant un titre: celui de champion olympique. A 33 ans, les Jeux de Sapporo sont sa dernière chance. Vainqueur de 3 descentes cet hiver là, il est aussi le grand favori de l’épreuve reine.

Comme les autres meilleures skieurs du circuit, il vit de son sport. Schranz est sponsorisé (mais personne n’emploie ce mot) par la marque de ski autrichienne Kneissl. Parmi tous ces skieurs professionnels qui portent encore faussement le nom d’amateurs, il est le plus le célèbre, le moins discret aussi : « On m’accuse de gagner 36.000 dollars par an pour faire du ski. Entre nous… j’en gagne beaucoup plus! »

Arrivé au village olympique de Sapporo, il déclare aux journalistes – qui n’en attendaient pas moins – que Brundage est un homme du siècle passé, qu’il vit en dehors des réalités et qu’avec de telles règles sur l’amateurisme seuls les plus riches pourraient participer aux Jeux. Une aimable déclaration de guerre en bonne et due forme.

Cette fois, le CIO se montre intransigeant et le 31 janvier 1972 Schranz est exclu des Jeux par le CIO (28 votes contre 14). Un match amical de football pour lequel il a joué sous un maillot sponsorisé par une marque de café plusieurs mois auparavant sert de justification à son exclusion. Un exemple pour la cause en réalité, sacrifié sur l’autel de l’amateurisme comme le précisera par la suite Brundage: « Tous les skieurs alpins sont coupables de professionnalisme, mais un exemple devait être fait de Schranz, car il en était l’exemple le plus connu ».

La carrière du skieur autrichien s’arrête là. Il ne sera jamais champion olympique. En Autriche, la colère est nationale devant ce qui est perçu comme une injustice. Selon un sondage, 92% des Autrichiens condamnent son exclusion. La presse et les politiques jouent leur partition à merveille

Il y a dans l’histoire d’un peuple de petites et de plus grandes catastrophes. Le siège de Vienne par les Turcs, Königgràtz, la victoire de Napoléon à Wagram, l’entrée des nazis en 1938, et des Russes en 1945, étaient de petites catastrophes. Le coup de poignard de Sapporo, en revanche, est une grande catastrophe. » Kronen Zeitung (journal viennois tout en retenu)

Échauffes comme jamais, certains essayent même de mettre le feu la maison du président de la fédération autrichienne de ski! A son retour en Autriche, Schranz est célébré comme il ne l’aurait jamais été s’il avait été champion olympique. 100.000 personnes l’entendent en bas du balcon de la Chancellerie à Vienne en scandant des « Karli, Karli ! » Deux vedettes de la scène musicale locale lui dédient une chanson: « Der Karli soll leb’n », « Karli doit vivre ».

Le non-champion olympique le plus fêté de l’histoire.

Brundage quittera ses fonction après les Jeux de Munich en septembre 1972. Il sera remplacé par Lord Killanin, dont l’histoire ne retiendra rien, puis en 1980 par Juan Antonio Samaranch qui, lui, ouvrira en grand les portes de le marchandisation des jeux Olympiques et du sport professionnel. En 1981, l’amateurisme est officiellement abandonné par le mouvement olympique. Trois ans plus tard, à Los Angeles, les footballeurs deviennent les premiers athlètes ouvertement professionnels à participer aux Jeux. Puis les tennismen en 1988, puis la Dream Team à Barcelone… Avery Brundage était alors mort depuis longtemps. Plus personne n’était là pour se soucier d’une telle vieillerie comme l’amateurisme .

 


*Même si Jean Claude Killy n’a pas été suspendu par la FIS, il a mis un terme à sa carrière de skieur au terme de la saison 1967-1968 sur une deuxième victoire au classement général de la Coupe du Monde. il n’avait que 24 ans.

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